Est-il efficace d'interdire les Pitbulls ?
Partons d'un principe encore plus radical que
la simple interdiction des seuls Pitbulls et supposons que l'on
choisisse d'éradiquer immédiatement tous les chiens appartenant
à toutes les races qui figurent sur les listes de chiens déjà
établies par certains cantons. Un calcul élémentaire permet
alors de déterminer le degré d'efficacité que l'on peut
objectivement escompter.
Il y a en Suisse environ 490'000 chiens.
Ceux-ci sont responsables de 13'100 morsures MSM par année.
L'ensemble des chiens de races "listées" représente 5% de cette
population, soit 24'500 individus. Ces chiens sont responsables
de 10% des morsures MSM. Leur éradication immédiate ne
correspondrait toutefois pas à une réduction de 10 % des
morsures MSM. En effet, il faut s'attendre à ce que les
propriétaires des chiens supprimés adoptent de nouveaux chiens
qui, à supposer qu'ils ne soient pas choisis parmi les individus
les plus agressifs, seront alors responsables d'un nombre de
morsures MSM proportionnel à la moyenne, soit 620. La réduction
effective du nombre de morsures MSM annuelles serait donc de 690
(=1'310-620).
Cela signifie que l'euthanasie immédiate de
l'ensemble des chiens "listés" permettrait une réduction de
seulement 5,3 % des morsures MSM en Suisse. Il persisterait donc
94,7 % des morsures MSM en dépit de la disparition de tous les
chiens de races "listées".
Il faut même s'attendre à ce que la réduction
effective des morsures MSM soit inférieure à celle qui a été
calculée ci-dessus. En effet, dans la mesure où il est établi
qu'un certain nombre de personnes ont porté leur choix sur des
chiens "listés" en raison de la dangerosité qui leur est
attribuée, il est vraisemblable que
ces mêmes personnes s'efforceraient de
trouver, voir de créer, des chiens plus dangereux que la moyenne
en remplacement de leur chien supprimé, contribuant ainsi à des
morsures MSM supplémentaires.
L'interdiction des pitbulls est-elle efficace
pour diminuer les blessures graves ?
Les mêmes mesures extrêmes (euthanasie
immédiate de l'ensemble des chiens de races "listées") auraient
également des répercussions relativement limitées au niveau de
la diminution de la gravité des blessures par morsures. Une
réduction plus marquée pourrait être espérée si les races
"listées" étaient toutes systématiquement responsables de
blessures plus graves que celles provoquées par la moyenne des
chiens; ce qui n'est pas le cas selon les données récoltées en
2000-2001. En particulier, il a été établi que le Pitbull ne
provoque pas des blessures plus graves que la moyenne des
chiens.
Durant cette période, un groupe, celui des
chiens Rottweilers, s'est avéré être à l'origine de blessures de
gravité supérieure à la moyenne. Il est important de souligner
que cela ne signifie ni que les Rottweilers ont été à l'origine
des blessures les plus graves, ni qu'ils ont été les plus
nombreux à provoquer des blessures plus graves, ni qu'ils sont
tous responsables de blessures graves.
L'éradication hypothétique de l'ensemble de
ce groupe n'aurait qu'une influence limitée en raison, d'une
part, de leur nombre proportionnellement réduit (2,1% de la
population canine) et d'autre part parce que là encore il faut
s'attendre à ce qu'ils puissent être remplacés par d'autres
chiens s'écartant de la norme.
Pourquoi les experts en la matière
n'approuvent-ils pas l'établissement de liste de races
dangereuses et l'interdiction de certaines races ?
Les spécialistes en matière de prévention des
accidents par morsures de chiens ne s'opposent pas à ces mesures
en soi, mais les dénoncent parce qu'elles se sont avérées peu
bénéfiques et qu'elles ne constituent en réalité qu'un leurre
lorsqu'elles représentent l'essentiel des mesures mises en
place. De plus, il est à craindre qu'elles puissent avoir des
conséquences dangereuses.
L'efficacité très limitée de ces dispositions
a été mathématiquement illustrée dans un précédent paragraphe
(cf. "Est-il efficace d'interdire les pitbulls?").
Elle a par ailleurs aussi été démontrée par
une étude réalisée en Grande-Bretagne dans le but d'évaluer les
résultas atteints grâce au "Dangerous Dog Act", la loi sur les
chiens dangereux. Ce pays a en effet en été parmi les premiers à
avoir introduit une législation (Dangerous Dog Act) définissant
des mesures d'interdiction à l'encontre de plusieurs races. Une
étude a été consacrée à l'évaluation de l'efficacité de cette
loi (Klaassen et al., 1996) en comparant la situation
épidémiologique (urgences hospitalières) avant son existence et
2 ans après son entrée en vigueur. Ce travail scientifique a
abouti à la conclusion que "si la loi avait pour but de
protéger la population contre les risques de blessures
provoquées par des chiens, ce but n'a pas été atteint".
Par ailleurs, s'il est particulièrement aisé
d'établir une législation imposant des mesures spécifiques pour
les représentants de races nommément désignées, il s'avère
extrêmement difficile, voire impossible, d'appliquer
efficacement une telle loi de manière concrète, en particulier
lorsque ces dispositions incluent les chiens issus de croisement
avec ces races.
Etant donné l'actuelle absolue impossibilité
de déterminer scientifiquement l'appartenance ou non d'un
individu à une race donnée (cf. paragraphe consacré à ce sujet),
il s'avère ainsi impossible d'établir de manière incontestable
si un chien est un Pitbull, un Pittbull croisé ou un Boxer
croisé Pointer, pour ne prendre que cet exemple. Ces faits
conduisent à des situations telles que celles qui sont apparues
dans les Länder allemands ayant décrété des mesures restrictives
à l'encontre des Pitbulls et de leurs croisements, où la loi a
eu pour conséquence de faire "émerger soudainement" une
population de "Boxers croisés Pointers" ou équivalents que rien
ne distingue extérieurement de Pitbulls. Ailleurs, tel en
France, l'établissement de listes de races prohibées a provoqué
un engouement marqué pour des races apparentées mais ne figurant
pas dans la loi.
Il est vraisemblable que l'extension des
listes établies de manière à inclure les races émergentes ne
conduirait qu'à un nouveau déplacement du phénomène. En effet,
il existe et il existera toujours une race de substitution à
celles qui sont interdites par une liste qui ne mentionne qu'un
nombre fini de races. De plus, s'il n'existait pas une telle
race de substitution, quiconque la souhaite n'aurait aucune
difficulté à la créer.
Enfin, le fait de définir des "races
dangereuses" s'accompagne d'un effet pernicieux qui peut
être à l'origine d'accidents, notamment d'accidents dramatiques
pour des enfants. En effet, il apparaît que l'établissement de
listes de "races considérées dangereuses" a pour
corollaire de laisser croire à de nombreuses personnes que les
races "non listées" ne sont par conséquent pas dangereuses et
donc de créer un faux sentiment de sécurité. Or tout chien
représente un danger potentiel (pour rappel : 90% des morsures
MSM sont causées par des chiens "non listés" / les chiens de
type Retrievers mordent tout autant les personnes de leur
entourage que la moyenne des chiens / les petits enfants sont
autant blessés par des petits que par des grands chiens). En
outre, environ deux tiers des accidents par morsure touchant
des enfants sont provoqués par un chien connu
de l'enfant (chien de la famille, etc.) et surviennent lors
d'une interaction de l'enfant avec le chien (jouer, le caresser,
intervenir lors du repas, etc.). Une mesure, qui conduit à
favoriser, de manière infondée, un sentiment de sécurité en
présence de chiens "non listés" et donc des comportements
inadaptés, risque d'accentuer la survenue de tels accidents.
Que penser du contenu des listes de races
établies ?
En faisant abstraction de la question de fond
concernant le bien-fondé ou non de l'établissement de listes de
races déclarées dangereuses, l'examen du contenu des listes
existantes ou réclamées appelle plusieurs commentaires.
La logique voudrait que ces listes soient
établies en fonction du danger qu'elles sont censées réduire. Ce
n'est manifestement pas le cas puisque ces listes ignorent des
races qui figurent aux premières places des "hits parades" des
chiens mordeurs que les études ont pu établir (p.ex. Bergers,
Husky, Labrador, Terriers, …), y compris lorsque ces races sont
significativement surreprésentées, c'est-à-dire lorsqu'elles
sont plus souvent à l'origine de morsures qu'elles ne le
devraient en proportion de leur population. A l'inverse, des
races figurent dans ces listes alors que les études ne montrent
aucune particularité qui les distingue de la norme, voire alors
même qu'aucune morsure les impliquant n'a été répertoriée.
Il apparaît également surprenant que
certaines listes mentionnent des "races" qui n'en sont pas si
l'on se réfère à la liste des races reconnues par la Fédération
Cynologique Internationale.
Les différentes études réalisées mettent en
évidence des disparités régionales en ce qui concerne le "hit
parade" des chiens mordeurs. Celui-ci est différent d'un pays à
l'autre, et même d'un canton à l'autre. Les listes établies
restent, quant à elles, pourtant très similaires d'une région à
l'autre et ne semblent donc pas tenir compte des différences
répertoriées.
Les études effectuées ont également permis
d'établir que le "hit parade" des chiens mordeurs évolue dans le
temps au point de pouvoir être significativement différent d'une
année à l'autre. Les listes ne subissent aucune adaptation liée
à ces constations. Lorsqu'elle intervient, leur modification
apparaît généralement répondre à d'autres critères, dont par
exemple l'émoi suscité dans la population par un accident
dramatique fortement médiatisé, indépendamment que celui-ci soit
ou non représentatif d'une dangerosité particulière de la race
incriminée.
Y a-t-il des races plus agressives que
d'autres ?
D'un point de vue éthologique, l'agression
est un comportement qui fait partie du répertoire comportemental
normal des espèces sociales, notamment du chien et de l'humain.
Tous les chiens peuvent, par conséquent, produire des réactions
agressives à des degrés divers, une menace constituant déjà une
forme d'agression.
A ce jour, il n'existe pas de preuve
scientifique qu'une race présente plus de comportement
d'agression avec morsure qu'une autre (D.Planta, Vancouver,
2001). Il faut entendre par là le fait que les études réalisées
n'indiquent pas qu'il y ait des races ayant "instinctivement"
une plus grande tendance à agresser l'être humain et à le
mordre que les autres. Cela signifie en particulier que
l'utilisation par l'Homme de certaines races plus que d'autres à
des fins liées à des comportements d'agression ne traduit pas
l'existence d'une plus grande agressivité génétique
commune à l'ensemble des représentants de ces races.
L'utilisation qui est faite du chien peut par contre influencer
le comportement du chien, de sorte qu'il est avéré que les
chiens entraînés au "mordant" manifestent des comportements
d'agression accentués (Netto & Planta, 1997).
S'il est inapproprié de considérer que des
races soient particulièrement agressives, il a par contre été
possible d'identifier des lignées (familles) de chiens
présentant des tendances agressives supérieures à la moyenne ou
des comportements d'agression pathologiques. De telles lignées
peuvent se retrouver parmi des races très variées (p.ex. English
Springer Spaniel, Basset, Bull-terrier, Bouvier Bernois,…) et
sont susceptibles d'apparaître à tout moment au sein de
n'importe quelle race. Une régulation et un assainissement de la
population canine du point de vue de son agressivité héréditaire
nécessitent, dès lors, de mettre en place des mesures qui
concernent toutes les "races" (y compris les bâtards) et non pas
uniquement certaines d'entre elles, afin de déceler et faire
disparaître les lignées présentant des caractéristiques
non désirées. Cela suppose l'élaboration et la réalisation de
différents dispositifs complémentaires permettant de repérer les
lignées problématiques et d'intervenir en conséquence
(identification obligatoire, déclarations obligatoires, centrale
généalogique, etc.).
(Suite dans un prochain numéro)…